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Le Caire Mon Amour Yasmina Ben Ari Vivre au Caire n'est pas chose aimable Tel un virus inaliénable Le Caire est un amant sans égal Un animal à l'arme fatale De ceux que l'on ne peut garder Sous peine de s'en prendre à soi Un voyage entre extase et absence de vie L'intensité physique donne parfois le tournis Alors la machine s'enraye L'air de rien l'on se fraye Un chemin sans issue Dans une allée impromptue Ces actes anodins insurmontables Comme absurdes et inavouables Mais tout cela est inclassable Alors nue je vogue entre mes portes La musique m'emporte Je résiste déjà, je veux rester Car nulle part ailleurs ma vie n'a cette ferveur Ici je suis ce que parfois je voudrais oublier Mais je le suis et je le deviens Ailleurs je survis et je perds mon chemin Ici chaque chose me le rappelle Chaque odeur m'interpelle Même celle des chats de Bab el Louq Même celle des poubelles du souk Même celle du Nil quand il s'exile Tout me rappelle mon amour pour ce pays Parce qu'après le chaos, une caresse, un regard, un goût Je sais alors que je n'ai jamais cessé de vivre D’hurler, de pleurer, de rire sans filets... Le Caire mon Amour Le Caire a toujours été, du plus loin que je me souvienne, cet homme fantasmagorique que j'aimais en silence. J'ai 6 ans, je regarde mon père alors anéanti par l'absence temporaire de ma mère. Il s'en remet à moi, enfant devenue grande. Je lui demande où il est né. « Au Caire ma chérie ». « C'est où le Caire? » « C'est dans un pays qui s'appelle l'Egypte, loin d'ici ». Je me souviens de cet amour que dès cet instant je développai pour cet ailleurs, cet au loin. Parce qu'il était mien. Il m'appartenait et faisait partie de moi. Ce qui fut d'abord un fantasme me servait d'ancrage et me fournissait l'alibi de ma différence. L'Egypte c'était le miel sur mes lèvres, le doux son d'un chez moi. J'y repense et je souris de ma naïveté. Malgré tout je ne m'étais pas trompée sur une chose, des années plus tard, je me suis installée en Égypte et aime ce pays qu’il me semble reconnaître. Je ne peux pas l'expliquer et aie cessé de chercher. C'est un pays dans lequel mon petit Y prend vie. Ma relation au Caire a certes beaucoup évolué en dix ans, 30 visas d'entrée et plusieurs années de vie quotidienne sur son sol. Cependant, encore aujourd'hui, en un instant, j'entrevois l'incarnation de cette ville, je sens son souffle sur mon cou et ses mains sur mes hanches. Le Caire est un homme, mon homme. Cette ville est mon coeur, chaque battement me donne vie mais elle est aussi la somme de toutes mes douleurs, ce je ne sais 1 quoi qui m'ôte la vie soupir après soupir. Le Caire est tout cela, ma vie et ma mort, mon désir et son absence, mon bonheur et mon désespoir. Longtemps cet équilibre improbable a fonctionné. Entre amour et haine, j'avançais dans le noir, à tâtons, mon amour pour canne. Quand j'ai recouvré la vue, j'ai aussi perdu une part de cet amour. En perdant l'homme que j'aimais j'ai perdu une partie de cette légèreté. Une pincée de souffrance et quelques grammes de désillusions. 2 février 2011 Déjà huit jours que tout a commencé. Le mardi 25 Janvier, plus d'un million d'égyptiens sont descendus dans les rues du Caire, de Suez, Alexandrie... Encore la veille on doutait, on relativisait. Ce sera comme avant, une poignée de manifestants faces à des milliers de policiers. Mais cette fois-ci, la Tunisie, le ras le bol exacerbé dans un contexte de chômage, surpopulation, frustration quotidienne... En un instant, on a compris sans trop le réaliser que cette fois c'était différent. La résistance ne lâcherait rien. Jje ne saurais dire si cela fait des mois ou huit jours. Nous vivons tous, pauvres et riches, jeunes et vieux, femmes et hommes, égyptiens et étrangers, dans un climat de tension. Cela s'apaise à de courts moments pour reprendre de plus belle. Une journée tranquille, un lendemain chaotique. Le 28 Janvier, après une semaine entière de manifestation à grande échelle dans un climat de paix, de solidarité et d'espoir, tout cela sans présence policière et une armée aussi éparse que sinueuse; des milliers de « manifestants », en grande partie payés par le gouvernement sont arrivés en trombe sur la place Tahrir. Certains perchés sur un chameau ou un cheval, armés de fouets; d'autres à terre brandissant des portraits de Moubarak qu'il embrassent devant les caméras. L'affrontement a été terrible sur la place, le coeur du mouvement. Les blessés se comptent par centaines, on réclame des docteurs, des ambulances; rien n'a été prévu, le chaos a été voulu. Nous avons tous pris cela en pleine figure. Un énième affront, un monstre de malignité, il divise son propre peuple, celui qu'il prétend aimer et servir. Vous avez le choix, le chaos ou moi. La détermination des gens dans les rues est absolument saisissante. Je vis depuis plus de quatre ans au Caire et y viens depuis 2001. Jamais je n'ai vu une telle volonté de vaincre. Les égyptiens aiment la vie, sa beauté, son calme, sa relativité. Aller dans les rues et réclamer avec force le départ de leur leader depuis plus de trente ans était encore inconcevable il y a deux semaines. L 'histoire des pays est en fait assez proche de celle d'une vie. Tout peut basculer, comme ça du jour au lendemain. Je ne parviens pas encore à réaliser, j'ai seulement aujourd'hui le sentiment de recouvrir mes sens. Je peux enfin écrire, me concentrer assez longtemps pour faire une phrase entière. A la maison on ne parvenait pas à arrêter la télévision et Al Jazeera tournait en boucle. Dehors, je ne parvenais pas à ranger ma caméra. J'aurais voulu filmer comme je voyais, tout ce que je voyais. 4 Février Chaque matin, le réveil est difficile comme un lendemain de fête. On se lève avec la peur de ce qui s'est passé pendant notre sommeil trop court. Je ne peux pas fermer les yeux avant 4 heures du matin. Je tombe ensuite dans un sommeil sans rêve. Je ne parviens pas à me concentrer assez longtemps pour regarder un film, lire un livre ou tenir une conversation de plus d'une dizaine de minutes. Nous sommes tous heureux d'entendre nos proches mais la fatigue nous gagne et la différence de vécu, évidente. Les gens demandent chaque jour, qu'en est-il, qu'en sera-t-il demain? Nous c'est un pas devant l'autre, une journée de manifestation dans le calme c'est une petite victoire, un pied de nez à ceux qui s'efforcent d'instiguer le chaos et la peur dans les rues du Caire et la tête des gens. Mais le peuple tient bon, s'organise. Des hôpitaux dans les mosquées, des fontaines détournées, des points d'électricité, des barrages organisés à l'entrée de la place... Le soulèvement est déterminé mais pas suicidaire...encore que. La fatigue aidant, les gens commencent à perdre espoir or la vraie force du mouvement c'est justement cet espoir fou qu'un changement radical est possible. Tout le monde sait que c'est bien là que le combat se joue. Ne pas perdre espoir, ne pas verser dans la violence orchestrée, rester concentrés et ne pas lâcher. Ils savent que s'ils abandonnent maintenant, c'en est fini. Gagnés par la fatigue et la faim certains commencent à douter, d'autres se préparent à mourir sur place..... Qu'allons-nous devenir? C'est étonnant comme la position même simplement géographique a un impact dans la vision du conflit et de la réponse internationale qui « convient ». Vivant en Egypte, je ne concède pas aux américains la légitimité de dicter le comportement du gouvernement ou du peuple égyptien. Déjà parce que c'est leur voler leur mouvement. Ensuite parce que cela ne nous aide pas sur place. Ce double discours malaisé (le malaise du porte parole de la maison blanche pour la presse est absolument apparent) ne sert à rien, pire il est en partie responsable des violences qui se sont abattues sur les manifestants pro-démocratiques. On arrête le discours éthico politique. Ensuite, de deux choses l'une, ou bien les US émettent des sanctions économiques et militaires immédiates ou bien ils se taisent. Ce discours nous met directement en danger, surtout nous étrangers et résidents en Egypte depuis parfois plus de 25 ans. Nous aimons ce pays avec force. Nous l'aimons de cet amour qui ne demande pas de possession. Nous aimons l'Egypte comme elle est et comme elle se veut. 2 Ce matin j'ai reçu un appel du consulat français. Je ne suis pas une grande assidue des choses pratiques mais il y a environ deux ans, dans un élan improbable, je me suis inscrite. Je suis donc sur les listes. « Bonjour, je suis votre chef d'ilot ». Pendant une seconde je me suis demandée si c’était un nom de code... Ils vérifiaient les numéros et adresses pour pouvoir organiser un rapatriement rapide en cas d'urgence. La dame à l'autre bout du fil est charmante, je suis sur le point de lui demander si elle est bien française puis je me ravise. En raccrochant, je suis un peu rassurée, bien que cette visibilité et le fait qu'une entité quelle qu'elle soit sache où je suis ce n'est pas trop ma tasse de thé. Je dois me rendre à l'évidence, rester oui mais assurer mes arrières. Je ne suis pas descendue dans les rues de Tahrir aujourd'hui. J'ai peur de même concevoir un départ une fois que les choses seront un peu calmées. Et si je ne peux pas revenir? A moment exceptionnel, questions exceptionnelles. Tout ce que je sais c'est que je suis à ma place. En France je serais déplacée. J'y repense et je souris. Lundi 24 Janvier je me suis rendue au Mogamma sur la placer Tahrir. La révolte se préparait mais on y croyait pas encore. Mogamma est un bâtiment d'architecture stalinienne, la centrale des visas et autres détails bureaucratiques. Je devais renouveler mon visa et appliquer pour un permis de résidence. J'ai un nouveau travail depuis deux mois et je devais mettre mes papiers en règle car les visas de touristes interdisent de travailler. Pour des raisons qui m'échappent, mon boss, au courant de mon histoire familiale, avait transmis quelque unes de ces informations à celui du bureau responsable des papiers. Je vois entrer un jour, un idiot bienheureux dans mon bureau. Gentil mais foncièrement bête. Une seconde, je me demande si ce ne serait pas plus sage d'aller seule comme je le fais depuis plus de 7 ans et 30 visas d'entrée. Je connais maintenant les démarches et me rend les yeux fermés dans les bureaux appropriés. Lui ne sait pas où il va et enfreint soudain la règle numéro un. Il crie à qui veut bien l'entendre que mon père est égyptien. Une phrase inscrite sur mon dossier et le cauchemar commence. « Vérifier si elle est égyptienne ». Ils veulent tous mon bien, « si ton père est égyptien, tu es égyptienne, tu n'auras pas besoin de tous ces visas ». Seulement, et je le sais déjà, c'est un parcours du combattant, cela m'expose, surtout en ces temps de tension, et puis découverte intéressante, l'obsession n'est plus. Après trois heures de pourparlers, je me retrouve à crier « Je ne suis pas égyptienne, je suis française, regardez mon passeport! Je ne veux pas de la nationalité égyptienne, faîtes moi simplement ce visa c'est tout ce que je veux ». D'un coup, après les mots j'ai réalisé leur sens. Je suis ce que je suis, un papier n'y changera pas grand chose. J'ai bien cru que j'y arriverais jamais. Mon coeur est égyptien. Plus besoin des papiers. Ce que je ne savais pas alors c'est la succession de taxis et bureaux de généraux qu'allait provoquer une petite phrase de mon impudent compère. Nous partons de Tahrir pour aller à Abassieh, puis Dokki et Shubra (quartiers du Caire). Passé l'énervement, l'absurde de la situation m'apaise peu à peu jusqu'à l'anesthésie. J'assiste étourdie au déroulement de mes origines déracinées. Il faut trouver le nom de mon père et ma grand mère dans les registres. Premier problème, mon père a un nom tout sauf égyptien. Ézéchiel en latin, Eskial en arabe. Deuxième problème, mon nom de famille originel est clairement juif séfarade. Je dis nom originel car mon père, à la mort du sien en Israël, a changé son nom en son honneur. Ben Ari c'est « Le fils du lion ». Mizrahi, mon nom d’origine signifie en revanche « Ceux qui sont sortis d'Egypte ». Je donne le nom de mon père, sa date de naissance et idem pour ma grand mère. Celui qui entre les données dans l'ordinateur a la tête d'un Mukhabarat (agents de la police secrète et plus largement tous ceux payés pour espionner la population civile). Et pourtant il est touchant, il veut vraiment trouver le nom de mon père, cela l'intrigue visiblement. Résultats de l'ordinateur, mon père, rien. Au nom de ma grand-mère, deux femmes : 1928, c'est trop récent. Les dates ne collent pas. Mon espion a l'air perplexe. Il se tourne vers moi et murmure « mais elles sont pas égyptiennes, elles sont juives ?! ». Il a parlé avec une telle naïveté que je ne peux que sourire. Je lui répond « Peut être qu'elles sont les deux? ». Après un instant de réflexion, il hoche la tête « Peut être ». De là, après plusieurs heures, on se met en route pour un autre bureau. Celui des étrangers en Egypte. Je suis étrangère. Coupure d'électricité. Il fait chaud dans cette petite pièce délabrée dans le vieux centre du Caire. Une femme en Burqa se tâte, où va -t-elle pouvoir s'assoir, tous les sièges libres sont à proximité d'un homme. Elle finit par opter pour un siège entre un homme et une femme énorme, voilée simplement. La pauvre est si menue en comparaison, elle se colle à ce gros corps, son enfant dans les bras. Un homme s'est endormi devant une fenêtre ouverte sur un soleil déclinant. Une jeune fille voilée de noir me sourit subrepticement à plusieurs corps de moi. Elle cherche mon regard puis se cache et baisse les yeux. A ce stade je suis prête à attendre des heures, c'est mon compère qui commence à se lasser. Il est 16 heures, je n'aurais pas mon visa cette fois ci. Le lendemain, les manifestations commençaient. Mon visa a expiré depuis maintenant plus d'un mois... Demain, samedi je vais aller chez Maggie, présidente de la communauté juive du Caire. Je veux filmer les femmes de la communauté que je connais bien, voir ce qu'elles ressentent dans ce contexte. Maggie ne veut pas partir. Son père avant elle avait refusé de partir sous le coup d’un interdit de retour. L'histoire se répète, une autre page s'écrie. 3 Samedi 5 février Je me suis levée tôt. Je suis sortie faire des choses simples. Prendre un café avec une amie, m ‘acheter des petites choses inutiles. Ca m'a fait du bien. Demain je reprends le travail, je vais aussi rentrer chez moi. Depuis plusieurs jours je me suis réfugiée à Zamalek, quartier plus épargné que les autres. Même si rien n'est fini, aujourd'hui dans les rues, les gens avaient décidé de reprendre le quotidien. Un peu comme si l'on avait tous décidé de faire « comme si ». J'ai besoin d'être seule. J'ai besoin de me poser, de filmer. J'ai besoin de voir ce que j'ai filmé. Tout cela remet quelques peu les choses en perspective. Je dois gagner ma vie mais pas passer de l'autre côté. Je veux filmer. Je filme. Il y a des jours où j’aimerais simplement être invisible. Je me retire des rues, des gens, de tout ça. Je me pose au balcon, je « bois une cigarette », je suis bien (En égyptien on ne dit pas fumer une cigarette mais « اشرب » ce qui signifie je bois. Personne ne sait où je suis. Hier je suis allée à la banque pour ouvrir un compte ou plutôt renouveler celui que je pensais avoir. Quand j’ai reçu un financement pour mon film With Open Eyes, on m’a ouvert un compte. Je n’en avais pas depuis mon départ du Danemark. Je vis très bien sans factures et autres cauchemars quotidiens. Réflexion faîte, je vis mieux sans. J’aime que la personne de l’électricité vienne frapper à ma porte avec la facture en main. J’ai soudainement l’impression que je paie vraiment un service. J’ai un visage face à moi. Et puis je n’ai surtout plus à y penser, pas moyen d’oublier. Fini, payé. Donc, je me retrouve face à ce banquier ni jeune ni vieux, gentil par ailleurs. Il m’informe que ce compte a été fermé, ça me semble logique. Quel type de compte ? D’un coup, je me retrouve comme une gamine, je ne sais plus rien. Carte de crédit ? Carte de débit ? Je me mets à penser à Emi, la cousine américaine de ma mère qui ne savait plus faire un chèque après être revenue de trois ans en Amazonie. Sauvée, mon visa a expiré, je ne peux décemment pas ouvrir de compte en banque sans visa en règle. Je suis prête à partir. « Qu’est ce que vous faîtes dans la vie ? » Je ne suis pas d’humeur. Et je ne donne que le minimum d’informations à un minimum de gens. C’est une règle d’or quand on vit loin tout le temps. On se protège et on apprend à comprendre que parler n’est pas bien utile. Je ne parle vraiment qu’à très peu de personnes. Je suppose que ça n’a rien d’exceptionnel, dans le fond c’est notre cas à tous. Tous, en dehors de ceux qui ne parlent à personne. « Je travaille à Zamalek ». « Oui mais que faîtes vous ? » « Je travaille dans le tourisme. » Seulement une fois sortie, je me rends compte que je suis partie tandis que je répondais. Il fait beau, je suis dehors. Ouf. 12 avril 2011 Mon acolyte du visa entre dans mon bureau avec cet air auto-satisfait des vrais idiots. Le cauchemar de notre dernière rencontre n’y est pas pour rien dans mon hostilité. Il a fait tomber ma couverture. Je ne pourrai plus aller à Mogamma inconnue et libre. Pas pour un bout de temps en tout cas. Depuis son « aide », je dois passer de bureau en bureau pour expliquer que mon père n’est pas égyptien. Ironique quand je pense qu’en entrant en Egypte j’aurais crié sur tous les toits qu’il l’était. Que je l’étais aussi. Depuis mon divorce, tout a changé. Tout a basculé. La vie que je vivais, celle que je pensai vouloir, celle que je pensai vivre aussi. C’est drôle, ces moments là sont longs. J’ai réalisé que je faisais le choix d’être en Egypte. Non pas parce que mon père est né là mais bien parce que c’est là que je veux vivre. Je ne suis pas égyptienne. Mon père non plus d’ailleurs. Peu importe. Ce jour là je me suis sentie bien. Tahrir, Mogamma. Mai est venue avec moi. Cela me rassure de la savoir à mes côtés. Elle est j’en suis persuadée, l’incarnation d’une déesse égyptienne. Elle est lumineuse et a cet aura qui émet un je ne sais quoi d’ancestral. Je suis stressée, je sais maintenant ce qui m’attend. Cela fait longtemps que ce n’est plus le suspense. Les même questions, en boucle. J’ai déjà essayé pas mal de combinaisons. Depuis quelques temps, je vais au plus rapide. Si je suis égyptienne pourquoi j’ai des visas ? Si je ne suis pas égyptienne pourquoi je m’appelle Yasmina ? Et c’est reparti. « Vous venez d’où ? Votre père, votre grand père, votre arrière grand père ? » « Je suis française, vous avez mon passeport. Mon père est français » « Yasmina Benari, le nom est arabe, vous avez des origines arabes ? » « Je ne sais pas, je suis française. » Je n’ai jamais bien su mentir. Je ne sais même pas pourquoi je mens. Je sais que je veux un visa et que pour 4 l’obtenir je dois mentir. S’ils découvrent que mon père est né en Egypte, je devrais refaire la ronde de bureaux glauques et éteints où un homme en sueur cherchera atterré le nom de mes grands parents dans son petit écran. Ce 12 Avril je dois donc mentir. Nous attendons un employé qu’un collègue de bureau nous a recommandé. Il arrive finalement et nous fais signe de le suivre. Il est jeune, visiblement malin. Une fois rentrés, il me prend mon passeport et commence à faire les démarches pour moi. Trois femmes qui en ont vu d’autres me lorgnent du coin de l’œil. Mon passeur me fait signe d’avancer. Je m’approche décidée à ne rien lâcher. La femme qui m’a interrogé est loin d’être convaincue. J’entre une première fois dans ce bureau sombre où un gradé fume cigarette sur cigarette. Une femme et son enfant assis sur ses genoux frêles. Un homme inquiet debout face au bureau tape du pied droit. Je m’assieds, Mai en fait autant. H. reste à l’entrée. La femme ne me croit pas et lui tend mon dossier en lui lançant un « elle n’est pas calme ». Il me fait signe de me rapprocher. Mon gradé est étrangement distingué dans ce décor déclinant et sale. Il me regarde dans les yeux et s’exprime dans un anglais impeccable. A ce moment je suis tentée de tout lui dire. Je suis si lasse. « Vous avez des origines égyptiennes ? » « Non, c’est ce que j’ai dis à votre collègue, je ne suis pas égyptienne. Mon passeport est français ». « Et vos parents, vos grand parents ? » « Je ne sais pas, mon père et ma mère sont français ». Il me regarde, lui redonne mon dossier et me fait signe de la suivre. Alors que je sors du bureau je me retourne. « S’il était égyptien qu’est ce que cela changerait ? » « Tout. Je ne pourrais pas vous remettre votre visa de résidente ». Si je n’étais pas si lasse j’aurais ri. Je ne peux pas avoir la nationalité égyptienne car mon père ne l’a jamais eue et je ne peux pas non plus avoir mon visa de résidente car mon père l’est peut être... Mon passeur reprend la discussion avec cette femme décidément convaincue de ma « culpabilité ». Je me tiens à distance. Mon portable en main, enclenché sur enregistreur. Elle me fais signe d’approcher et reprend ses questions. Dans un instant d’oubli total, je lui tends la copie des passeports respectifs de mes parents. Je ne peux toujours pas m’expliquer cet oubli grossier. H. mon acolyte improbable me les a tendu et je les donne à cette femme qui me fixe d’un regard perçant comme si elle pouvait voir à travers moi. Sur le passeport de mon père, français, il est bien sûr écrit qu’il est né au Caire. Je ne réalise mon erreur que peu de temps après lorsque le gradé m’appelle à nouveau dans son bureau. « Vous m’avez menti. Votre père est né au Caire ». Je reste coi. « Je suis désolée. Je n’avais pas le choix. Mon père n’est pas égyptien. Il est né au Caire mais n’a jamais eu ses papiers. Si je vous l’avais dit, je n’aurais jamais obtenu mon visa et j’en ai besoin pour obtenir mon permis de travail. Je ne sais plus quoi faire. Je suis fatiguée que cela pose problème à chaque fois. » Il me regarde droit dans les yeux. Je soutiens son regard. Il me fait signe de sortir. La femme est rappelée. Il va me donner un visa de trois mois. Inespéré dans le contexte. Plus tard, assise à l’entrée de ce mastodonte, je regarde les passants. Nous attendons, H. Mai et moi cet agent pas très secret. Il tarde. Il est presque 4 heures et les employés terminent leurs journées. Une ronde de corps envahit le parvis ils s’éparpillent sur la place Tahrir. Les couleurs sont lasses, les corps lourds et tristes mais les regarder me remplit de joie. Une fille et sa mère en pleine discussion, un homme en costume tient la main d’un autre en galabyya (type de djellaba). Une femme en burqa est assise aux pieds d’un arbre et tente de passer sous son voile un énorme sandwich de Ta3meyya (falafels). Notre agent se dirige vers nous à pas décidés. Il a le regard déçu. Le renard. Il a finalement obtenu 6 mois de résidence. C’est inespéré. C’est aussi une tactique, il nous demande 500 le, environ 70 euros. On se retrouve donc à compter l’argent au beau milieu de la place. Place de la libération. 14 Mai 2011 Le temps file. Je suis à mi temps. Merieme m’appelle, c’est rare. Il va y avoir une fête à Maadi (quartier résidentiel du Caire), elle m’invite à venir avec elle et sa mère. Rendez vous devant la synagogue de la rue Adly. Un minibus nous attend. Prise dans des embouteillages chaotiques, je mets plus d’une heure à faire un trajet qui ne prend pas plus d’une quinzaine de minutes en temps normal. Je déteste être en retard. Difficile de vivre avec dans un pays où la notion de temps n’a pas le même sens. Je ne sais rien de cette fête. Je scanne les fêtes juives, aucune en cette période. Dans le minibus, Cyrus et sa mère puis le chauffeur. C’est bien simple en trois ans, je n’ai jamais vu Cyrus sans sa mère. Juifs ashkénazes ils vivent au Caire et s’occupent de l’entretien du cimetière et des lieux de culte. Ils sont étranges. Lui rasé, un visage anguleux et ovale. Elle, petit corps émacié, le regard sournois. Je m’assieds avec ma caméra derrière elle. Je dis gentiment bonsoir et demande naïvement. « Vous savez quelle est la fête aujourd’hui, 5 je ne vois pas ?» Elle me regarde, muette. Lui est sur le point de parler. « Vous êtes juive ? ». « Pardon ?? » La mère de Cyrus me regarde en coin sans se retourner. « Vous devriez connaître ce jour, si vous ne savez pas, ce n’est pas moi qui vais vous le dire ». « Et bien merci » Elle est si mesquine qu’apparaît la caricature. « ... C’est le jour de l’indépendance d’Israël » lâche le fils. Je n’ai jamais bien compris ce concept d’indépendance pour un pays qui ne s’est pas libéré d’un joug. Les 63 ans de la création de l’état d’Israel. « Ha ! Mais je voulais dire une cérémonie Juive. » Là je pense que je l’ai soufflée. Je l’ai dit avec un aplomb d’une naïveté indétrônable. .... Son fils approuve légèrement. Elle ne m’adressera plus la parole. Merieme et sa mère font leur entrée et balayent l’air lourd de leur légèreté populaire. Merieme me serre dans ses bras. Nous prenons la route. « On y est » lance le chauffeur. Je n’en reviens pas. Soudain je suis entourée de ballons bleus et blancs. Cela semble tellement surréaliste. Je n’ai qu’une envie, courir. J’ai le cœur dans la gorge et ce sentiment qui contrairement à d’autres ne m’a pas quittée, celui de trahir une partie de moi. Heureusement, Meriem ne me lâche pas d’un pouce. Je fais de courtes rondes dans le jardin et reviens sous le porche aux côtés d’Esther. Elle a deux assiettes pleines de fruit et de yaourts estampillés israéliens. Son sac est trop petit, elle me demande de tout mettre dans le mien qui est grand. J’aime les grands sacs. On ne sait jamais. Une heure plus tard mon sac est plein, se sont ajoutés des parts entières de gâteau blancs et bleus aux couleurs du drapeau israélien, que nous enfournons dans un petit sac plastique. Meriem et sa mère son pauvres. Comme Lucy et d’autres, elles font leur marché aux cérémonies et réceptions en tout genre. Lucy est à ma gauche. Je ne peux la voir sans penser à Maggie. « Le bon dieu ce jour là il s’est arrêté à Lucy. Il a survolé tout le monde et a oublié Lucy. ». Elle est tellement laide qu’il est difficile de distinguer la personne derrière ce visage presque préhistorique. Je remarque ce soir là pour la première fois ses petits yeux perçants, pétris d’intelligence. Elle est venue avec sa fille. On dirait elle en plus jeune avec un je ne sais quoi de sauvage. Ses mouvements sont saccadés et si peu harmonieux qu’elle donne le sentiment de lutter pour faire des gestes simples. Lucy est pauvre mais vit dans l’une des plus belles villas de Dokki. La famille de son portier y vit avec elle depuis plusieurs décennies. Oubliée de tous. Elle n’a plus l’eau courante depuis des années. Elle aussi remplit son sac de petits fours et parts de gâteaux. Je souris. Autour de nous des ambassadeurs et autres diplomates discutent sur la pelouse. Je peux aisément être des deux côtés du porche mais je suis bien mieux entourée de ces quelques vieux qui font tâche dans cette soirée de gala. Tant que je suis sous le porche avec eux, je suis sauve. Après tout, je ne suis peut être pas égyptienne mais je descends de la communauté des juifs d’Egypte de fait. Je me sens chez moi avec eux. Ils parlent français mais ne le sont pas vraiment, ils parlent arabe comme une langue adoptée, ils sont en exil partout. Meriem veut prendre une photo de nous deux. Elle est tout habillée de rouge avec un voile porté à l’espagnole. A quarante ans, elle n’en fait pas trente. La peau lisse et le regard d’une enfant. Elle a divorcé depuis des années et rêve d’avoir enfant mais les femmes divorcées se remarient rarement et sans mariage, pas d’enfant. Les hommes en costume nous regardent amusés. Nous formons un duo si improbable. Elle leur tend son appareil photo et m’invite à prendre la pose. Un homme au visage abimé par l’acné et le regard reptilien s’approche de moi. Il s’exprime dans un français impeccable. Son grand père était juif. Il est touchant. Il a l’air si seul. Son père est avec lui, le pas agile il s’approche et me jauge. Ils ont trente ans de différence mais le père est aussi beau que le fils est laid. Le regard coquin, le père ne me parle qu’arabe. Il veut que j’épouse ses fils. « Ils sont tous célibataires. Je ne sais pas ce que j’ai fait de mal. En tous cas tu auras le choix. Plus âgé ou plus jeune ». Je ris. « Merci mais le mariage ce n’est pas pour moi » « Tu es jeune encore, tu verras dans quelques années » L’un des rares avantages du divorce c’est de pouvoir répondre « c’est déjà fait ». Je ne résiste pas à la tentation d’appeler mon père. Comme en hommage à un héritage blessé, ma sœur et moi avions « choisi notre camp ». Pour ma sœur Israël et pour moi l’Egypte, la Palestine. Cela dura un temps. « Tu ne devineras jamais où je suis » Nous rions. 6 J’aurais aimé qu’il soit là. Et lui, il se serait mit où ? 3 juin 2011 Je me fraye un chemin dans la rue Talat Harb. Le zahma (embouteillages) est tellement important ce jeudi que je suis descendue au milieu de la place Tahrir. Nous ne sommes même pas en Juin et déjà la chaleur est quasi insupportable. Ce sont les longs mois à 35 degrés. Une mégapole en surchauffe. Pas de ventilation, pas d’évasion possible. Elle nous fait payer cher notre amour. Je cours d’un pas décidé, je contourne les obstacles en rage. Je n’ai pas envie d’être là. J’appelle O., Je l’invite à aller dans le café de Bab el Louq. J’aime ce café. J’aime aussi le quartier. Il est comme protégé tout en étant situé en plein centre ville. Lui a l’air dégouté et si étonné que je puisse m’installer dans un endroit pareil. Je ne veux en aucun cas l’inviter à la confidence dans un café chic et intime. Je n’ai pas envie d’être là mais quelque chose me dit qu’il faut que j’écoute son histoire, que lui et son père vont apporter quelque chose au film. Je vais droit au but. - Raconte-moi tes origines Omar. Ton grand père était juif ? - Oui mes grands-parents paternels l’étaient. Il sourit légèrement. S’en suivent une série de questions. Je dois savoir si mon intuition est bonne. Il m’offre un duo superbe avec son père. Ni engagés, ni militants ou même pieux. Ils chérissent tous deux leurs racines, différemment. O. tient à préserver cet héritage, le chérir. Pour son père, ses racines ce sont sa famille éduquée et notable, cette classe d’égyptiens qui se meurt ou s’atrophie. Je sursaute - « J’aime l’Israël tu sais. C’est un beau pays. Ici je dois faire attention » - Tu parles hébreu ? - Oui pas mal, j’allais beaucoup à l’alliance israélite. Tu sais, c’est un choix et un héritage. C’est mon héritage d’être juif. Je suis musulman mais cet héritage je l’ai en moi et je veux le transmettre. Je veux épouser une juive. - Re sursaut. A ce moment précis je n’ai aucun doute. J’ai bien fait d’affronter la canicule violente du centre ville, en pleine journée d’été. - Tu veux épouser une juive ? Mais tu vas faire comment ? - C’est dommage il y en avait une à Alexandrie qui faisait partie de la communauté. Elle vivait en Israël, elle est venue chercher un homme et est repartie avec. - Mais pourquoi tu y tiens tant ? - Je veux que mes enfants aient cet héritage, il ne doit pas s’éteindre comme l’histoire. - J’aurais du l’enregistrer. C’est ça le travers des documentaristes, écouter une conversation précieuse me mène à un autre univers, sa place dans le film. - Je veux te filmer Omar, toi et ton père. - (Il sourit légèrement) - Est-ce que tu as des questions à me poser sur le film avant ? - Heu, oui. Tu vas le projeter où ? Il va passer à la télé ? C’est à mon tour de sourire. C’est drôle, ce sont souvent exactement les mêmes questions qui reviennent où que l’on soit. Une fois le décor planté, je lui demande s’il a d’autres questions. Je dois partir. Il marque une pause. - Je peux te poser une question ? - ... - Tu as déjà aimé un homme dans ta vie ? Il a un sourire niais, il m’agace. Il m’agace car encore une fois je suis remise à ma place de proie. Oui O. et même si je devais mourir maintenant j’aurais aimé pour une vie. J’aime. J’ai quelqu’un dans ma vie. - ... oui mais... Je ne lui laisse pas le temps de reprendre. - Écoute, je préfère que les choses soient claires avant de te filmer. Il ne se passera jamais rien entre nous. Nous serons amis, point. Je dois être sûre que tu comprends cela. - 7 Il continue de sourire niaisement. - Mais on ne sait jamais dans la vie. Et puis jamais cela n’existe pas. Tu pourrais tomber amoureuse de moi. Je manque de m’étrangler avec le marc de café. - Dans ce cas-ci jamais existe O. J’ai besoin que tu le comprennes. Il sourit tristement. - Tu es directe, c’est bien. Beaucoup de femmes n’osent pas. Mais tu ne dois pas m’en vouloir. Tu es belle, tu est intelligente et tu es comme nous, juste un peu différente. Je comprends maintenant la série de questions sur mes origines, suis je juive ? Il mesure si je peux être une candidate. J’ai en face de moi un homme auquel j’ai parlé en tout et pour tout, une heure et qui pense sérieusement que je vais être la femme parfaite pour lui. Je vivrai à Tanta avec sa famille et tout le monde sera heureux. Il reprend : - Tu sais tout chez toi est égyptien. Je le sens en toi. Tu es égyptienne comme nous. Ton regard, tes gestes, ta manière de parler et même de marcher. Je sens ces choses là tu sais. Oui tu es française mais tu as le sang, le cœur d’une égyptienne. - Je ne peux m’empêcher d’être touchée. A un niveau abstrait et improbable, il me ressent. - Écoute Omar, je veux vraiment te filmer, est ce que tu es d’accord ? Le deuxième vendredi de la rage se prépare à Tahrir. Il est prévu le vendredi 27 Mai 2011. Est ce que tu vas rester ? Je pourrai te filmer sur la place... - (Embarrassé). Je ne sais pas. Tu vas y aller ? C’est dangereux Yasmina. - Je dois y être. - Tu es si courageuse. Comment fais tu ? Tu échappes à toute description Yasmina. Si unique. Tu es sauvage aussi. - Je ne veux pas revenir là dessus. Je suis comme je suis et peu importe. Je ne sais pas si mon père acceptera que je vienne. (Omar a 40 ans). - Les égyptiens ont cette tendance à la sécurité, la culture n’est pas celle du risque. Ce qui fait aussi qu’ils ont accepté tant d’années de dictature sans broncher. Je comprends. Je te filmerai à mon retour de France sinon. Nous nous quittons dans la rue Hoda Sharawi, du nom de cette femme rapidement suivie par un cortège de féministes égyptiennes, qui enleva son voile en pleine rue au milieu des années 20. J’aime cette rue. Je le regarde s’éloigner. Ses mots résonnent « Je veux épouser une juive »... Je ne le reverrai jamais. J’espère qu’il est heureux à Tanta avec les siens. 27 Mai 2011 Nous avançons à pas avisés en direction de Tahrir. Ma caméra est dans mon sac à main. Nous n’avons pas fait 5 minutes à pied que je suis déjà en nage. La place est bondée en ce vendredi 27 Mai. C’est presque l’heure de la prière. Les cameraman sont postés sur les balcons et sur la place. Les vendeurs à la sauvette se sont sédentarisés, des kiosques colorés se sont multipliés et haranguent le passant. J’ai l’impression d’être dans une foire, un cirque. Ca y est Tahrir est devenue sa propre caricature. Mon cœur se serre. J’ai le sentiment dérangeant de participer à cette mascarade, la caméra au poing. La chaleur n’aide pas, j’ai la sensation d’être arrivée en enfer. Je voulais rester au lit dans les bras de M. mais je ne peux m’en empêcher, je devais voir de mes propres yeux si ce vendredi allait basculer dans l’histoire. Ce ne sera pas cette fois ci. Nous rentrons dans un petit hôtel climatisé où des journalistes Tv ont élu refuge. Les gens entrent et sortent, armés de leurs caméras professionnelles et autres trépieds. Une grande femme, d’un blond éclatant est dans une des chambres, je la distingue dans l’entrebâillement de la porte. Elle sourit à quelqu’un que je ne vois pas. Deux personnes s’affairent à ranger du matériel vidéo dans de grands sacs. Une égyptienne, le visage fin, un voile « renversé » mauve et de grandes lunettes de soleil vient d’entrer. Elle tient d’une main ferme un appareil photo professionnel à la main droite. Elle a l’air de connaître les lieux. Deux hommes sortent de la chambre du fond, celle avec son balcon sur Tahrir. Ils sont pressés. Je me lève et demande à aller filmer 5 minutes sur « le balcon ». - Yasmina ? Je me retourne. Un jeune homme dont je ne reconnais pas le visage me sourit. Je n’oublie généralement pas un visage. Un nom oui, souvent, mais pas un visage. - Ahmed. Tu te souviens ? On travaillait ensemble chez S. Je me rappelle très bien S mais lui... - Heu, je ne me rappelle pas très bien Il sourit. 8 - Tu veux venir filmer ? Je tourne une vidéo, tu peux venir avec moi. La chambre est vaste et vide, seuls deux lits à gauche et au fond et ce petit balcon qui tend les bras à Tahrir. Quatre journalistes et leurs instruments, amassés au sol comme blasés. Cette masse de gens juste à quelques portées de mains, grisant. J’arrive juste à temps pour filmer ces hordes de fesses qui s’inclinent avec la prière, comme un pied de nez au pouvoir. J’adore cette danse telle une offrande au soleil, bienheureux de ce spectacle dodu. Mon cœur sursaute lorsqu’ils se lèvent tous en même temps tels une vague humaine, moite et colorée. Après toutes ces années, je continue de ressentir de l’amour à ce spectacle. Je n’arrive pas à filmer. Aucun plan ne me parle, même filmer me semble étrange. Je décide de partir. - Tupars? - Oui Ahmed, merci. - Attends, avant de partir, je veux juste te donner quelque chose Il me tend un morceau de shit. L’air de rien. - Si tu as besoin de quoi que ce soit, dis le moi. Je m’éloigne en souriant. Le shit me poursuit jusque sur la place Tahrir. -C’est trente livres pour le balcon. Je lève les yeux. Un jeune au visage pale tend la main. -Je ne paierai pas trente livres pour 5 minutes sur le balcon. -Ok, tu paies combien ? -10 livres -Ok donne. Il se saisit rapidement du billet et tourne les talons. L’humain est décidément très doué lorsqu’il est question de s’adapter. Tirer profit de tout ce qui croise son chemin. Même une révolution en marche. Je ne reviendrai plus sur Tahrir un vendredi. La révolution est en marche mais ailleurs. Tahrir n’est plus... pour le moment. Allo ? Oui, Bonjour O. Il a cessé de m’appeler 5 fois par jour depuis notre café dans le centre. Yasmina, tu vas bien ? Je ne veux pas te déranger. Il est minuit, je suis en train de rentrer chez moi après une soirée qui s’est mal terminée. Je suis fatiguée. Yasmina, je t’aime. .... Il fallait que je te parle. Je n’ai pas eu le courage quand je t’ai vue. Là j’ai plus de courage au téléphone. Depuis le premier moment où je t’ai vue à l’ambassade. Je t’aime. Tu es si belle Yasmina. Si tu savais. .... Et puis tu es égyptienne, je ne sais pas comment te l’expliquer. Tu as les traits, la stature, la démarche d’une égyptienne. Tes yeux, ton regard, c’est tellement présent. Ton front, tes joues. Je sourie malgré moi. O. est en train de me dire tout ce que je rêve d’entendre. Quelle ironie de la vie. Je ne pourrai jamais aimer cet homme. Je ne veux pas l’aimer non plus. C’est triste et c’est beau, aussi. Tu es égyptienne et en même temps juive, comme moi. C’est là comme une trace, ton mélange, tes origines. Et je vois bien que tu ne brilles pas encore vraiment. Tu me dis que tu as quelqu’un dans ta vie mais il ne doit pas être le bon. En fait j’en suis sûr, il ne l’est pas. A cet instant précis, comme un poids qui se libère. O. a vu à travers moi tandis que je le tenais à distance. Il a raison. Je sens que je pose les bases de ma nouvelle vie. C’est réconfortant même si c’est dur. Vraiment dur. Elly fat, mat. Nous avons parlé ce qui m’a semblé une éternité... Il déroule peu à peu cette intimité malgré moi, cette intimité que je lui refuse, malgré tout. Il me touche de son honnêteté presque dure. Je tente de le convaincre d’accepter que je vienne le filmer à Alexandrie. Il me renvoie à notre distance. « Toi tu penses au film, moi je pense à toi ». ... Je ne pourrai pas penser à toi comme cela O. Tu le sais. Je ne peux pas te mentir. Mais notre rencontre a un autre sens. Que tu me filmes ? Que tu témoignes à travers moi. Que tu dises ce que tu viens de me dire. Qu’on peut être égyptien, avoir 40 ans et 9 tomber amoureux d’une femme dont la famille fut autrefois égyptienne, juive aussi. Que tu aimerais transmettre cela à tes enfants, cet héritage, ce mélange. ... On verra Yasmina. Plus de 5 mois ont passés, peut être 6. Je n’ai pas revu O. L’idée continue de trotter dans un coin de ma tête. Il représente quelque chose de presque sacré à mes yeux. Je ne le filmerai jamais. 22 Juin 2011 Je viens d’arriver au bureau. J’allume l’ordinateur, il fait bon dans mon bureau. Je partage mon temps entre mon travail et le film depuis un mois. Cela me convient bien d’avoir un cadre à mi-temps. C’est étrange de travailler dans le tourisme. Étrange et logique. C’est même le seul travail de bureau où j’ai un sens. Je parle plusieurs langues et apprend vite le reste. Et puis c’est plus qu’un hôtel, c’est le premier écolodge d’Égypte, crée par un visionnaire. J’arrive au bureau donc, Emad vient me dire bonjour comme chaque matin. Il est l’un des « coffee boys ». Je l’appelle le poète parce qu’il a toujours une manière imagée et douce de parler, une sensibilité d’artiste. Plusieurs fois il part dans des tirades où il me perd mais je ne lui dis pas. J’imagine le sens, les rimes. Comment on montrerait ça en film ? Parfois les mots n’importent pas ou plutôt leur sens. C’est le flot musical qui prime et l’intention qu’on y met. Ce matin-là, il tient entre ses mains une page de magazine. Il se tient droit devant moi. - Je peux vous demander quelque chose Yasmina ? - Oui biensûr. Il s’approche en tenant fermement la page entre le pouce et l’index. - Qu’est-ce que c’est ça ? - Je découvre une page remplie de photos du dernier défilé de Jean Paul Gaultier pour Homme. J’éclate de rire. Il se tient face à moi ne sachant bien comment interpréter ma réaction. - C’est de la mode pour hommes Emad, le designer est très connu, il est Français. - Pour hommes ?? répond-il en manquant de s’étouffer. Je repars d’un éclat de rire. - Mais c’est très féminin, ce ne sont pas des habits pour homme. - Ali, l’un de ses collègues, le regard franc et construit comme un roc le regarde dans l’entrebâillement de la porte. Qu’est-ce que tu fais Emad. Laisse Madame Yasmina travailler. Ils ont tous les cinq le même âge à peu de choses près mais ils traitent Emad comme un original, un petit jeune qu’il faut surveiller. Allez viens, mais qu’est-ce que c’est que ça ? dit Ali en s’emparant de la page de papier glacé. - Je voulais demander à Madame Yasmina si c’est comme ça que s’habillent les hommes en Europe. Ali jette un coup d’œil étonné, lève les yeux au ciel et fais signe à Emad de le suivre. Ahmed lui aussi vient voir ce qui se passe, attiré par le bruit. - Emad viens ! laisse Yasmina travailler. Je repars d’un éclat de rire. Il n’est pas encore 10 heures du matin. Il y a des scènes toutes simples comme celles-ci qui font qu’une journée est belle. La chaleur est devenue insupportable. Je vis sous les toits, mon appartement bouillonne, même mes draps sont chauds. Je déteste cette période. Le cerveau se ramollit, l’acte le plus anodin comme marcher en plein jour devient un cauchemar. Je ne peux m’empêcher de me demander ce qui va se passer en ce Ramadan 2011, en pleine canicule. 10 Aout 2011 Retour en Égypte. Après un mois de désertion, je retrouve le Caire, le cœur suturé. Je réalise avant même de quitter la France que je suis prête à partir. Le seul vrai départ, celui d’Egypte. Du coup tout est remis en perspective, mais pas de celles qui mettent le chaos. Je vois clair. J’ai un temps limité pour un but précis. Biensûr je rechute parfois, la vie me tend les bras et je m’allonge indolente en son creux. Mais rien ne va pouvoir me dévier. Je ne crains plus de vouloir aller au bout. Ce film c’est le gardien de tous mes autres films. C’est maintenant ou jamais. Le Caire a l ‘air... Je comprends Magda. Quelque chose est radicalement différent, les mêmes rues, les mêmes visages. Je refuse simplement de penser que c’est la fin. La fin de quoi d’abord ? En tous cas c’est le début d’autre chose et c’est déjà pas mal. A court terme on a tous peur. Je pars dans 6 mois et je sens depuis quelques temps qu’il est temps. 10 Aucune envie de revivre une certaine saga familiale. Je décide quand je pars et où je vais. Qu’il est bon de rêver en avion. Nous n’avons pas encore décollé. Il me parle en allemand. J’ai mon ipod dans les oreilles, je retire mon casque. (en anglais) Euh je ne parle pas l’allemand. (dans un anglais parfait) Ah, pardon, est ce que cela vous dérangerait si je m’assieds à cette place. (Il est au bout d’une rangée de trois. Je suis au hublot, comme toujours, j’y veille.) Oui bien sûr. Il reste debout tout le long. Il regarde parfois anxieux du côté du couloir de l’avion. Je l’avais remarqué dès son entrée. Son regard m’a intimidé, je me suis vue tourner la tête et regarder à la fenêtre un bon bout de temps. Quand j’ai tourné la tête il était là debout. Beau mec, rien à dire. Pas trop mon truc ceci étant de m’engager dans une conversation quelle qu’elle soit, lorsque je voyage. J’aime ma paix, mon espace de transition. Mohamed, parce que c’est son nom, sans rire, est né de parents égyptiens à Alexandrie. Dans un élan de dernière minute, sa mère qui vivait déjà en Allemagne depuis quelques temps a voulu accoucher en Egypte. Il parle parfaitement l’arabe, l’anglais, le français (ce que je découvre après trois heures de conversation) et biensûr l’allemand. A l’heure où j’écris Je n’ai déjà plus du tout le sentiment que c’est une rencontre, une de celles là. Sur le moment, tout semble magique. C’est Anne qui porte le coup fatal. Je lui raconte la rencontre, cette impression d’avoir en face de moi la matérialisation de tous ces désirs quelque peu naïfs. Qu’il parle de nombreuses langues, aime voyager, compose de la musique classique! Je n’avais pas parlé quatre heures d’affilée avec un inconnu depuis longtemps. « Ah non mais ça c’est pas bon, pas bon du tout, pas bon » Anne est debout prêt du balcon. Elle tient la carte de ce prince des airs entre les doigts. Qu’est ce qu’il y a ? Son nom ? Non, non... C’est son écriture là ? Heu oui Ouais, pas bon. ?? Petite écriture recroquevillée, lettres serrées... (J’éclate de rire). Depuis quand t’es experte en graphologie ? Non c’est sûr, je le suis vraiment pas, mais... ouais pas bon Je peux pas m’empêcher de rire. Elle est sérieuse et ironique à la fois. Quelque chose en moi me dit qu’elle n’a pas tort. Ce je ne sais quoi sur le trajet de l’aéroport à nos lieux respectifs. Sa drague distancée, avare. Son regard perçant. Nous passons de l’anglais au Français naturellement, chez moi c’est une forme de complicité importante. Il a décidé d’aller en ville chez une amie, je descend plus loin dans mon chez moi. Je demande au chauffeur si je peux fumer une cigarette, plus par habitude qu’autre chose. En général c’est une avalanche de « Tafadali » (En arabe, après une hésitation) Oui biensûr, c’est juste que je ne fume pas. Je me tourne vers Momo : « Ca doit bien être le seul chauffeur du Caire qui ne fume pas » « Non je ne pense pas, il y en a d’autres » Le chauffeur un œil sur le rétroviseur m’a répondu dans un français quasi impeccable. Je ris. Je ne peux m’empêcher de discuter avec lui. Je vois bien que Momo il préfèrerait qu’on se parle. Moi j’aime bien les hommes qui tapent la discute avec tout le monde. J’ai jamais eu et à la réflexion, j’adore. Plus tard, une fois Momo dans ses quartiers, chemin faisant, je découvre l’histoire de Tarek, mon chauffeur. En arrivant à la maison j’avais l’impression d’avoir vécu deux vies, deux rencontres, en moins d’une journée. « Fabienne, c’était son nom. Je l’ai aimée tout de suite. J’étais en France, à Nantes et je voulais monter mon propre restaurant. Elle aussi elle m’aimait. On était bien et puis on a pu monter un petit restaurant ensemble avec aussi un autre ami, égyptien lui. J’appelle mes parents un jour, cela fait trois ans que j’aime Fabienne. Je veux l’épouser. Mes parents s’y opposent. Elle est chrétienne, je suis musulman, c’est impensable. Je reste en France. Ma mère m’appelle quelques semaines plus tard. Elle veut que je revienne en Egypte, mon père est tombé, s’est fait très mal, il a besoin de soins et donc de mon soutien financier. Je suis l’aîné. Tu sais comment c’est ici, je dois tout à ma famille, je ne peux pas ne pas y aller. Je me dis alors que je pourrai les convaincre d’accepter mon choix. Après deux jours je réalise que mon passeport a diparu. Mon père n’avait rien de grave et ils venaient de m’enlever mon passeport que je ne puisse pas retourner en France. Mon permis de séjour est temporaire, le restaurant, fabienne, je ne peux pas abandonner. Il se faufile dans la nuit, je suis au fond de mon siège, lovée. Sa tristesse n’est ni colère, ni cynisme, elle a la classe de ne pas être blasée. Cela fait vingt ans. Il y a trois semaines, fabienne est venue. Elle est mariée, elle a deux filles. Il divorce dès son départ. La jalousie de sa femme. En même temps... Oui je la comprends aussi, elle est le dégât collatéral. J’ai du me marier, c’était elle, cela aurait pu être n’importe quelle autre. Après cet épisode je ne pouvais plus revenir en France, mon délai était expiré. J’ai décidé de partir en Arabie saoudite faire de l’argent vite et repartir en France. J’aurais pu acheter mon départ. Je pense partir trois 11 mois et refaire mes valises. Une fois arrivé, je ne peux pas repartir avant un an. Pleurs et déchirements avec Fabienne. Elle est venue me rejoindre à Jeddah, là où un arabe peut rencontrer une étrangère plus facilement. Elle est venue une fois de plus me chercher après être venue en Egypte. Le courage qu’elle a eu. C’est la seule chose dont je n’ai jamais douté. J’aime Fabienne. Nous nous quittons après ce qui m’a semblé être un voyage dans le temps. J’ai parlé franchement, le fait qu’il parle français sans doutes. J’ai moins mis les filets à coups de « oui je suis mariée »... tout ça. Du coup je n’ose pas l’appeler de peur que comme pas mal d’autres ce soit appels en série et autres délires. Je vais l’appeler ceci dit. Je veux enregistrer son histoire. Ma mère avait raison. Je ne comprends que maintenant ce qu’elle avait voulu dire par « mangeuse d’homme ». Ce n’est pas comme je l’avais compris alors. Depuis quelques temps, des hommes s’enflamment passionnément pour moi. Les jeunes, les vieux, les grands les petits. Je ne sais pas pourquoi ni comment. Aujourd’hui un homme d’une quarantaine d’années me déclare son amour dans un café de Marrakech. Un autre de 82 ans soupire « Ah, si seulement je t’avais connue il y a quarante ans ». Un autre encore la trentaine me dévore des yeux dans un café baladi (café turque) du Caire, entre deux shishas il s’élance les yeux enamourés. Deux hommes encore, reliés par le sang, Oncle et neveu, les deux s’appellent « haboob » ce qui veut dire le bienaimé en arabe. L’oncle montrera ma photo à sa femme pour la prévenir d’une potentielle seconde, le neveu m’envoie des poèmes enflammés à mi chemin entre l’anglais et l’arabe. Ils sont tous comme happés par une force qui m’est étrangère et qui pourtant semble être mienne. Je sens avec force que j’entre dans la partie intéressante de ma vie. Pas grand chose ne peut m’arrêter maintenant. - 40 morts, tu te rends compte ? Je suis rentrée depuis une semaine. La place a repris ses droits. Mais durement. Violemment. L’opération est suicidaire. Un soir, il est 21 heures. Je suis allée récupérer des affaires du lieu. « Le Caire mon amour » c’est le titre de l’exposition. J’ai fait une installation photo/vidéo. « In the waiting room ». Cette attente dans laquelle nous sommes plongés. Aucune possibilité de prévoir même le plus petit engagement. Nous attendons à tâtons dans le noir. Au centre 10 chaises alignées. Du côté droit la projection d’images que j’ai filmées sur les toits, du haut des immeubles. Des meubles oubliés de tous gisent béants, un homme assis sur son lit fume à la fenêtre, un mariage se hulule sur le toit voisin et s’ensuit un cortège de couleurs. A gauche et en face plusieurs séries de photos accrochées sur les câblages le long du mur. Je veux saisir l’instant avant qu’il ne soit déjà passé. Sortir du temps ou plutôt de sa continuité linéaire et implacable pour ressentir l’instant. Mes séries bus avec les gens qui attendent, debout, assis par terre. Ces visages que je veux agrandir et dé pixelliser. Les visages de l’Egypte. Fatigués, en souffrance malgré les apparences. Même à 20 ans certains semblent me raconter dans leurs corps, l’histoire des 60 dernières années. Nous sortons de son atelier. Dès l’escalier mes jambes fléchissent. Dehors, le bordel. Les ambulances qui tentent de se frayer un chemin. Les gens qui courent dans toutes les directions et cette nuit épaisse et nauséabonde. J’ai peur. A. reste avec moi, elle a la peau dure avec ses 12ans de vie au Caire. J’ai peur. Je m’en veux. J’arrête un taxi providentiel, une femme est assise à l’arrière. « Viens ma chérie, qu’est ce que tu fais là ». Je me faufile. Elle a les yeux verts. Trois jours de violence intense. Trois jours de tirs, une atmosphère de gaz lacrymogène à des kilomètres, les jeunes qui meurent les uns après les autres. Tout sauf cette vie. Et puis ce harcèlement sournois, les femmes qui se font plus rares, la violence des mots, des gestes. Les journalistes femme que l’on appelle à rester dans leurs foyers. Les têtes de con aussi, les guerres de vendeurs ambulants pour la meilleure place, celle qui vend sur Tahrir. Ceux qui viennent visiter, regarder ce qu’il se passe pour dire ensuite « J’y étais ». Il est 9 heures du matin. Vendredi à Tahrir. Depuis quelques temps la place semble vide mais « habitée ». Je viens filmer Titi comme souvent le vendredi, jour de congé. Je ne me sens pas à l’aise. Un je ne sais quoi. « Salope ! », je n’ai pas tout de suite compris qu’il s’adressait à moi. Un homme à mes côtés déjà s’interpose. L’autre reprend son flot d’injures et de menaces si je n’arrête pas de filmer. Je range la caméra. Il part. « Tu comprends, ils essaient de contrôler ce que tu filmes ici. Ils ne veulent pas que les gens montrent les « choses moches ». Je n’ai pratiquement jamais été sur la place depuis le début des événements, sans filmer. C’est ce que je fais. Je ne suis pas une militante. Je documente. J’ai bien senti que ce n’était pas comme avant ce vendredi matin. L’air est légèrement toxique, juste assez. Les regards sont insistants. Je suis seule. Et puis ce vieux. « Salope ». Je remarque immédiatement ce jour là qu’ils sont bien plus organisés qu’avant. Les médicaments, les médecins. Le ravitaillement via twitter et autre relais. M. et F. en sont, elles sont si courageuses et ne semblent même pas s’en rendre compte. F. me raconte les combats sur la place, les dialogues de sourds en frères musulmans et démocrates. Le harcèlement sexuel parce qu’elle va seule, sans un homme donc. « Ce qui m’énerve le plus c’est cette question, toujours la même : Tu fais quoi ici ? Tu fais quoi ici toi ? ». Parce que je refuse d’adhérer à un groupe et je vais seule. Je connais des gens, je suis les besoins sur Tahrir et je fais des allers et retours. J’ai passé 12 deux jours au début à me demander. Qu’est ce que je fais ??? Je ne veux pas jeter des pierres. J’ai commencé par aider dans les hôpitaux mais c’était trop dur. Je ressentais une colère trop forte. J’ai décidé alors de faire le ravitaillement. C’est la seule manière pour moi de faire quelque chose qui a une utilité et respecte ma position dans tout ça. C’est suicidaire. Il faut un gouvernement de transition, que l’on sache où on va ensuite. Le problème tu comprends c’est qu’ils sont tous sur la place. Tous. Du coup qui dit quoi ? Qui veut quoi et quelle est la légitimité de chacun d’entre eux ?». Je ne parle plus au quotidien qu’à trois personnes. Mouff, Anne et Titi. Y être ou pas, qu’est ce que l’ont vit ? Gérer sa place, faire un choix malgré soi. Qu’est ce que je vais dire à ceux qui viennent d’arriver ? Certains passent leurs journées sur la place depuis que le « mouvement » a repris. « C’est beau, c’est si beau ». Non, C’est pas beau. Et puis il y a les pessimistes, les grands désabusés. Heureusement il y a quelques autres. Je reprends souffle en leur compagnie. Dans deux mois cela fera un an. Un an déjà. Le 25 Janvier 2011. Une année difficile et quelques autres à suivre. J’entrevois maintenant la douleur de voir son pays à feu et à sang. Seulement ce n’est pas mon pays. Seulement ce n’est pas mon combat. Il me faut du temps pour accepter ce que je viens de comprendre. C’est un peu l’après coup. Presqu’un an après, je suis où moi dans tout ça ? Où est ma place ? Je ne suis pas la seule. Cela me rassure. Etrangers, égyptiens, nous sommes beaucoup à avoir l’impression chaque jour de nous réveiller dans un environnement totalement méconnaissable. O. m’a rappelé. « Tu comprends la beauté il faut la nommer. Tu dois trouver le sens de ta féminité. Ta manière d’être femme. Tu comprends ça se trouve. Il y a encore des choses qui te manquent. Peut être tu t’es oubliée parce que tu vois de la rudeur dehors ? Cela me dérange beaucoup. Moi je te vois très belle, vraiment très belle. Je voudrais bien voir une femme comme il se doit. Il faut se soigner, tu vois par exemple tu ne mets pas de maquillage... Je suis désolée, je suis franc, ne sois pas en colère. Mais non Omar je sais ce que tu veux dire. Ici je n’en ai pas envie. Ici en tous temps je porte une écharpe autour du cou et bien qu’inspirée dans ce domaine, Je porte un ensemble de 10 pièces que je change avec pragmatisme. Je n’ai aucune envie d’en rajouter une couche. Quand je vois une femme, cheveux au vent, maquillée, sur des talons, toute en formes, superbe ; Je lui souris et la regarde s’éloigner, fière. Moi je le fais parfois, je vois bien que ça ne change pas grand chose mais ma carapace est autre. Je n’aime pas être apprêtée, ma résistance se limite à lâcher mes cheveux. O. m’appelle de temps en temps. Je ne l’ai toujours pas filmé. J’y crois encore. Il a réussi à m’amener progressivement vers notre intimité, celle des mots. C’est étrange que d’aimer parler avec quelqu’un que l’on n’aime pas vraiment. Je n’ai pas choisi cette connivence, elle m’est en quelques sortes imposée. Je ne peux pourtant en nier l’existence réelle. 27 Janvier 2012. Il m’a fallu deux jours pour reprendre mes esprits. Le 25 Janvier 2012. Un an après. Je me réveille en sueur malgré l’hiver. Il est 10 heures du matin, je me suis finalement endormie à 5 heures. M. dort à poings fermés et je sais qu’il est parti pour ouvrir l’œil à 15h. Je prends mon téléphone et me pose dans le « Tv room ». J’appelle Alix. Personne. Mon cœur bat vite alors que je ne bouge pas. J’angoisse. Je ne sais pas quoi faire. Je me mets où ? Comme j’ai pris l’habitude d’aller sur la place seule je ne sais pas quoi faire car là je veux y aller avec quelqu’un. Je veux et ne veux absolument pas y aller. Je fais quoi ? J’attends. Je fais quoi ? Je rentre dans la chambre et m’habille. Il est 12h. Je rentre dans le tv room. Re-téléphone. Alix n’y va pas. «Jenesaispasoùestmaplace yas?» Je souris. J’attends. J’ai appris la Patience en Egypte, aucun doutes. J’attends quoi au juste ? Nadine Labaki semble résumer dans le titre de son film une question que se pose tout le monde arabe aujourd’hui. « Et maintenant on va où ? ». Nous errons dans le vide. Un déjeuner est prévu chez Hala et Leïla. J’ai dit à Loulou que j’y allais. Je suis habillée en tenue de combat. Je porte un jogging pour la deuxième fois de ma vie. J’entre dans le superbe appartement de Hala. Au fond quatre sexagénaires endimanchés. Les cheveux gras, je fais tâche. J’aime beaucoup Hala et Leïla. Elles sont sœurs, toutes les deux aussi libres et déterminées. L’argent aide c’est sûr mais elles sont des forces évidentes de la nature. Au delà de leur rang social dans un pays pauvre. Je ne m’attarde pas. M. s’est réveillé et nous décidons de « descendre ». 13 « Moi je descends, toi tu fais comme tu veux ». Il m’a lancé ça l’air de rien. Je manque de m’étrangler. Je me lève et fais mes sacs. Je suis allée dormir chez M pour la première fois depuis longtemps. Je ne me voyais pas me réveiller le 25 autre part que chez lui. J’ai l’impression d’avoir vécu les 18 jours avec eux, dans cet appartement qui m’est désormais familier. Je ne sais pas si c’était une bonne idée. Je ne savais pas quoi faire. Je me mets où ? Je suis sur le point de partir, il me retient. A ce moment mon téléphone sonne. Alix « Oh my god, I’m...I don’t know what, I’m totally covered in blood ». Le mien ne fait qu’un tour. « Alix stay put, we’ll take you to the hospital in 10min » Je remercie secrètement Alix. Le poids vient juste de se lever. Je n’aurais pas à choisir. J’ai peur pour elle mais soudainement je respire. Qu’il est étrange de continuer à vivre ici. Le plus étrange est probablement ce sentiment. Jamais je n’aurais cru pouvoir perdre mon lien au pays. Je ne reconnais plus rien mais je dois trouver la force de travailler. J’expose pour la prochaine édition de « Le Caire mon amour » et je dois terminer le pré montage de mon film, tout cela avec des ressources qui désormais diminuent. Dur. Tenir. Encore un peu. Si j’arrive à tout faire, au dernier chapitre de cette première histoire du Caire, mon bilan sera deux films, deux expos et ce livre ? Et ben ça va prendre du temps... Tu pars quand ? Je ne sais plus comment répondre à cette question ... Pourquoi tu pars ? Si c’est juste pour marcher dans les rues anonymement ça me semble léger. Minou ne mâche pas ses mots. Depuis notre première rencontre je la crains. Elle est directe dans un pays de détours. J’ai aimé son travail avant elle. Elle travaille la photo et crée des icônes insolents ou des formes cachées sous de longs voiles. Pour la première fois nous parlons toutes les deux sans Marc ou Wageeh, nos deux grands amis en commun. Son atelier est comme je l’imaginais, sobre et de bon goût. J’y suis bien. C’est pour beaucoup de raisons. J’ai besoin de prendre l’air et de changer ma vie ici. Je ne veux plus être tout le temps ici. Mmmh... Tu vas dans le mauvais sens non ? L’Europe est finie Je souris. Tintamarre en bas sur la place. Nous sommes sur le balcon. Minou se marre et prend une photo. La place est totalement bouchée par des dizaines de voitures. De haut on voit tout de suite que le tracas pourrait être évité si le con de devant se garait. Anta akit fi misr. J’ai fini mon calendrier de tournage. Il ne me reste pas plus d’une semaine de tournage mais je compte trois semaines. Dernièrement rien ne fonctionne vraiment. Les gens ont de plus en plus peur avec toutes les histoires qui circulent. Toujours des femmes seules. Une tuée à côté de chez moi pour avoir résisté ou étais ce une revanche comme raconte zézette ? Je me demande parfois si ce n’est pas pour encore pour nous effrayer plus. Nous renvoyer à notre infériorité. Comment j’explique que je n’en peux plus de marcher sur la pointe des pieds ? Mes jambes se couvrent de plaques dernièrement. Pour la première fois de ma vie je sens le stress dans tout ce que je fais. Période d’accalmie. Comment on quitte l ‘Egypte ? Rationnellement je sais mais émotionnellement je tâtonne, les pieds en sang. Le Caire a mon cœur. Pour le meilleur et pour le pire. C’est le projet d’une vie tu sais. Minou me regarde droit dans les yeux. Je viens de lui raconter « mon histoire », la nôtre à tous finalement. Déracinés, mélangés, importés, expatriés, assimilés... Ces trois années à comprendre qu’il y avait deux films. La fleur et le fruit Et Titi el Masry. Deux films avec pour personnages principaux des juifs égyptiens. Le premier plus personnel, plus libre. Le deuxième plus politique, poétique ? Ma mère l’avait compris aussi. Je n’avais pas entendu. Je vais donc passer ma vie à travailler sur les juifs d’Egypte. En même temps je l’ai bien cherché. Titi va mal. Tout le monde va mal. La situation économique catastrophique, perdre une entreprise qu’on a passée une vie à établir, pour les enfants. Se résoudre à vendre, perdre son statut et douter du sens de la vie alors qu’il ne reste pas bien longtemps. C’est une forme de torture collective que de vivre chaque jour dans le doute de ce qui va se passer le lendemain. Ce n’est pas la Libye ou la Syrie, c’est une violence sournoise, organisée qui grandit chaque jour comme un monstre informe qui se fondrait dans le décor. La mafia d’un côté, les islamistes au coin et le système Moubarak de l’autre. Les derniers mois tout s’est intensifié. La violence est présente partout, un homme acculé par les embouteillages dégaine son arme et tire sur le conducteur d’un bus. Hier encore une pénurie d’essence et les automobilistes d’affrontent pour les dernières stations approvisionnées. Les anglais ont un petit mot pour cela, le « snap », ce moment où tout bascule dans le cerveau, le rouge prend le dessus. Du portier de Bab El louq, au businessman de 14 Mohendessin, tout le monde a encore du mal à accepter que les égyptiens aussi puissent être violents. Cela semble quelque peu naïf mais reflète une certaine réalité. Sur un pays de plus de 80 millions d’habitants, le ratio de crimes est particulièrement faible. Que se serait il passé à New York ou Paris si la police désertait les rues comme c’est encore partiellement le cas au Caire ? En s’installant petit à petit, cette violence fait peur car elle n’a pas de limites. La violence prend aussi des formes symboliques, malheureusement familières. En dehors de mon quartier où tout le monde me connaît, je ne peux plus marcher dans les rues sans me faire traiter d’étrangère. Aujourd’hui j’attends un ami qui gare sa voiture, un groupe de jeunes me lance un « kosomak el aganib » (nique les étrangers). Les « étrangers » ciblés dans les années 50, les arrestations, les expropriations, les départs en masse. Comment ne pas aussi comprendre que malgré nous, nous représentons ceux qui ont profité de l’iniquité des choses. Ce n’est pourtant pas complètement vrai, sans compter que c’est un suicide économique à court et moyen terme. Cela ne règle pas les choses, pas besoin d’être devin pour le savoir. Ce serait juste intéressant, un lien égalitaire. « Pour la première fois depuis plusieurs décennies, les étrangers ont perdu leurs statut d’intouchables ». Ciblés par l’état (permis de séjour durcis, fermeture de centaines d’ONG...) ils ne sont désormais plus à l’abri. Nous sommes en quelques sortes la face visible de l’iceberg. Les riches familles égyptiennes sont encore relativement protégées mais plus pour longtemps. Cette semaine, le patron d’un grand restaurant qui vit dans un immeuble de haut standing se retrouve suivi et interrogé chez lui pendant plus de quatre heures. Ils se présentent en tant qu’agents des services secrets. Tout est millimétré, ils connaissent tout de sa vie aussi bien publique que privée. Ce n’est qu’à leur départ tandis qu’ils disent le relâcher faute de preuve qu’il se rend compte de la supercherie. Bande de crime organisée, ils ont tout pris. Ses économies (les égyptiens aiment garder d’importantes sommes en liquide chez eux), tous les bijoux de sa femme, les appareils informatiques, Tout. Deux jours plus tard il fera une crise cardiaque. C’est la fin d’une époque sans être encore le début d’une autre. On vit comment dans ce trou noir ? « Tu sais certainement que les révolutionnaires de 1789 sont passés par une phase de découragement après la révolution. Elle a quand même mis 100 ans à donner ses fruits ». Titi lève la tête vers moi puis se remet à l’ouvrage. Il tente avec précaution de détacher un timbre de son enveloppe. « Espérons seulement que ça ne prendra pas aussi longtemps ». Il manque une partie de notre histoire, celle des doutes, des échecs, des moments de désespoir. Je ne peux m’empêcher de penser à Annemarie, elle que j’avais filmé au Mont Nebo en Jordanie tandis qu’elle regardait le cadran solaire qui indiquait la Palestine à l’horizon. Elle s’était vue interdite de retour pour ses convictions politiques. « C’est étrange. D’abord mes parents, déracinés, interdits de retour et maintenant, 40 ans plus tard, je me retrouve dans la même situation. C’est intéressant ...». Et puis bien sûr il y a mon histoire qui fait écho. Il y a 69 ans, mes grands parents forcés de partir, saisie des comptes en banque, expropriations, humiliations. Mon grand père meurt quelques années plus tard. Ces souffrances apportent aussi leur lot de vie. Mon père ne serait jamais devenu ce qu’il est en Egypte. La blessure demeure, le silence en héritage. J’appréhende seulement aujourd’hui la violence incroyable de ce déracinement forcé. L’histoire se répète. Je vais partir avant. Les départs se multiplient. Les familles d’abord, la peur pour les enfants, puis les couples et les célibataires. A quoi va ressembler l’Egypte de demain ? Il y a un mois on me demande de participer à un jury dans le cadre d’un festival de documentaires organisé entre autres par l’université allemande du Caire. Deux semaines auparavant, des étudiants de l’université en question manifestent contre la violence de l’armée. L’université décide de les exclure pour troubles de l’ordre public. La question est complexe. Plutôt que de boycotter le festival comme le veulent mes collègues, je propose que l’on s’y rende avec la liberté totale de discuter des événements passés avec les étudiants et les gens présents. Je suis pour la discussion, le dialogue, surtout dans un pays qui vient seulement de le découvrir. Mes collègues rédigent une lettre extrêmement précise en demandant la réintégration immédiate des étudiants exclus. Un email maladroit d’une des organisatrices qui pointe du doigt ce boycott et développe sa connaissance du fait étant issue d’un pays démocratique... Sic La réponse ne se fait pas attendre et elle est violente. Bien qu’elle ait sa légitimité, je ne peux m’empêcher de noter la haine sous jacente de l’étranger dont je fais, malgré tout partie. Encore une fois je suis prise entre deux feux. Je ne suis d’accord avec aucun des partis. Ni cette version orientaliste et condescendante de l’européen vis à vis de la région, ni la réaction essentialiste et extrême de cet activiste égyptien. Il y a deux semaines une américaine qui a dédié 8 ans de sa vie au développement d’une ONG pour les enfants des rues du Caire, s’est vue exilée de force dans le cadre d’une chasse aux sorcières instrumentalisée. Des dizaines d’ONG forcées de fermer faute de « licence ». C’est comme ce moment où le corps du poulet continue de courir, la tête tranchée. Sauf que le système d’après la révolution est plus dangereux car il se tient totalement dans l’ombre mais marche droit. En s’appuyant sur la loi, ils verrouillent un peu plus tous les domaines de liberté. Les ONG, et puis la censure, ces films dont personne ne parle, qui sont interdits sur le territoire ou en dehors (refus de sortie). Et puis les salafistes. 15 Aujourd’hui je reviens d’un tournage en dehors du Caire, tout le long d’une grande avenue, à chaque mètre, un homme et sa pancarte islamiste. Ils devaient bien être plus de 100, impassibles, la pancarte au corps. J’en ai frissonné. Ils sortent de leur trou et c’est pas beau à voir. Heureusement que je ne suis pas parano, je serai devenue folle. Mon quartier semble infesté, il a toujours été plutôt conservateur religieux mais depuis un an c’est en ascension constante vers un extrémisme qui ne se cache plus. Hier, je tente de faire une sieste après avoir filmé tôt le matin. Le coran résonne dans tout le quartier, psalmodié d’une voix monocorde. Depuis une semaine, c’est continuel, du matin au soir. J’ai d’abord demandé à un voisin de régler la question. D’avis général, il semble que c’est à un homme de régler ces choses là. Avec l’âge, on choisit ses batailles. Rien ne change. Le lendemain, n’y tenant plus, je descends et demande à voir le directeur. Je dois me contenir dans ces moments là, je ne supporte plus cette imposition d’une religion lobotomisée. « Bonjour..., je suis une voisine. Vous savez il y a des familles qui vivent ici, nous voulons pouvoir nous reposer et vous faîtes beaucoup de bruit. » Il pense d’abord que je me plains pour le bruit des travaux. « C’est bientôt fini me dit-il. Je reprends. « Non je voulais parler de la radio, le son. Je ne mets pas ma musique forte pour ne pas aussi déranger les autres alors je vous demande simplement de faire pareil ». Jusque là plutôt calme, il change soudainement de ton. « Ce n’est pas de la musique que nous mettons. Vous parlez du coran ». « Oui biensûr mais vous pouvez l’écouter moins fort. Ce que je veux dire c’est que nous devons vivre ensemble ». Il ne me laisse pas parler et tente de me couper en répétant le mot magique. L’histoire individuelle aussi se répète. Je repense à ce fou, une nuit dans ma rue tandis que je vivais avec mon ex- mari à La Havane. Un voisin, il mettait en boucle et sur la rue, des hauts parleurs qui vomissaient du reggae tong, musique cubaine de type ragamuffin. Une longue semaine, jour et nuit. Je devenais folle, j’en parlais avec les voisins mais tout le monde semblait avoir accepté le supplice. Un soir, n’y tenant plus, je dévale les escaliers et avance le pas assuré vers son immeuble, il est tout près du Malecon et de ses eaux sauvages. De la rue je crie ma requête en tentant de couvrir le son saturé de ses baffles. Il passe la tête seulement pour me cracher un lot d’injures. Je ne lâche pas. La porte d’entrée est en fer, elle est scellée par un cadenas. Après ce qui me semble alors une éternité, je vois venir à moi une jeune femme d’une rare beauté. Elle faufile ses mains fines entres les grilles et ouvre sans difficulté le lourd cadenas. Elle me dit de la suivre mais de faire attention, qu’elle est sa nièce, qu’elle est désolée. Je me rappelle avoir eu peur de tomber, les escaliers étaient littéralement dans le vide. La misère derrière cette porte immense et fière. Je ne réalise pas tout de suite le surréalisme de la situation. Je tremble tandis que je passe la porte. Il est là, visiblement ivre mort, me crie ses insultes, que je suis une étrangère, une pute. Elle est entre nous deux comme pour me protéger mais son corps est si svelte, je sens que malgré ma peur, c’est à moi de la protéger. Jakob est avec moi, il m’a suivi me dira t il ensuite pour me protéger mais me fera payer cher cette impulsion. Je me rappelle m’en être voulu aussi. J’avais répondu à sa violence par la mienne, je n’avais pas le sentiment d’avoir le choix. C’était une question de survie. J’ai cela ancré en moi, cet instinct fort. Je n’aurais jamais appelé la police comme le suggérait Ramon, le « portier ». Je ne dénonce pas. Je confronte. Quand j’y pense, j’ai perdu les quelques hommes de ma vie avec ce trait de caractère. A la longue. Le lendemain et les jours qui ont suivi, il n’a plus jamais mis sa « musique ». Je n’ai jamais su ce qui s’était passé. Je me rappelle, sur mon retour vers notre appartement ce soir là, tout le monde était dans la rue. Deux femmes s’approchent « Tu viens d’où chérie ? » Avec Carmen, ma voisine du dessus, elles m’ont protégé pendant les 10 mois qui ont suivi. Ca c’est une autre histoire. Je ne sais pas, le scénario est faible, entre le film belge indépendant et le film français commercial. Il est bavard. J’aime parler avec M. Depuis notre rencontre à Bruxelles où du petit déjeuner prévu, nous restâmes la journée à parler cinéma. Il est réalisateur, enseigne, connaît et réfléchit au métier. Il a une sorte de profondeur terriblement paisible, comme la chute d’une pierre dans un puits sans fond. Je l’ai tout de suite beaucoup aimé. Il parle de De rouille et d’os. Il y a une scène qui m’a vraiment marquée. Je sais pas, comme une vague d’émotions. Quand elle sort de la voiture au deuxième combat, complètement déterminée. Qu’elle semble lui dire : « si je peux, tu dois ». Ca m’a submergée. Lentement, en laissant passer du temps il me dit. Oui, c’est bien, tu as décidé de prendre ta volonté entre tes mains. C’est pour ça. C’est bien Yasmina. J’en frissonne. Il a dit ça l’air de rien. C’est souvent comme ça les mots qui marquent. Je suis en train de commencer un processus de retrait de la fumette. Pour la première fois, je vois la différence, et apprécie d’être au clair, totalement. Je relis et j’apprends déjà beaucoup, seule. En préparant cet oral, je découvre l’ampleur de mon ignorance. Je compte bien y remédier. En partie en tous cas. C’est une nouvelle étape. Je suis loin du Caire depuis plus longtemps que jamais avant. Je découvre l’éloignement réel d’Egypte. Les étapes de coupure. Le stress d’abord, la colère ensuite, la fatigue incroyable et puis lentement la réalisation et j’attends déjà avec impatience, la création. Ce que je vais en faire de tout ce matériel brut, des photos aux vidéos et aux sons. Et comment je vais vivre loin et avec le Caire. Mon amour. 16 La plus longue période loin du Caire depuis une éternité. C’est un peu comme une période de cure de désintoxication. L’addiction est réelle, comme toutes avec le temps il faut des doses de plus en plus grandes. En même temps, le détail vicieux qui fait mouche : de moins en moins de plaisir dans ces prises. Aujourd’hui je suis au Caire mais je pourrais être quasiment partout ailleurs dans le monde. Je redoutai ce moment mais il est arrivé. Je suis au Caire, dé matériel, irréel, absent. Je suis désintoxiquée. Je suis absente d’un Caire qui n’est plus. Celui de mes dix dernières années. Celui de mon mariage échoué, de mes premiers films, mes amours révélateurs, restes de ma vie passée et source de celle qui s’ouvre à moi. J’ai bien peur de ne pas lui avoir donné autant. Le Caire m’a tout donné après m’avoir repris beaucoup. Je me sens comme envahie d’un grand calme alors que l’avion s’apprête à décoller de Frankfort. Je reviens au Caire, retour qui sonne le glas du départ. Je n’ai pas peur, je suis apaisée, à ma place. Je n’ai prévenu que deux personnes. Je ne veux voir que peu de monde au début. J’ai besoin de cet espace. Cette liberté sauvage qui parfois me joue des tours, se retourne contre moi en se prenant les pieds dans quelques uns de mes paradoxes. Je suis assise derrière une dame égyptienne d’un certain âge. Elle pousse des cris lancinants et réclame son fils qu’elle dit assis à l’avant. Tout l’équipage est en émoi autour d’elle. Ma voisine est outrée que le fils puisse laisser sa mère ainsi. Je ne peux m’empêcher de sourire. Elle a dit ça avec tant d’aplomb. Ca doit être ça être jeune. Les hôtesses tentent de communiquer avec notre petite vieille. Ma voisine intervient et fait des allers et retours entre eux. Tout cela pour nous donner le nom de son fils « Gamal, mon fils, il est devant. Je veux Gamal ! ». Un instant je souris à l’idée qu’on ne décolle pas tant que son fils n’est pas à ses côtés. Une scène biblique incongrue. Une madone abandonnée dans un 747 en économique par son propre fils qui s’offre lui les délices de la business class. Un homme, égyptien, il se lève et tente de gérer cette discussion absurde où il n’y a ni question ni réponse. La belle quarantaine il s’exprime dans un allemand impeccable et son arabe a un goût de mangue. Ma voisine et lui se parlent en allemand. Re-sourire. Le voisin de la dame, demeuré debout tout le long, ose une traduction alternative. Il parle bien l’arabe bien qu’étant ...breton. Son anglais est plus approximatif. « She wants her, you know... comment on dit son fils ? ». je traduis. Re-re sourire. Babel. Après ce qui semble une éternité, le fils prodige s’approche lentement, une petite fille de quatre ans dans les bras. Il a l’air d’être le moins surpris de tous ; Il s’assied tranquillement et installe la petite fille pour qu’elle dorme. Il ne semble même pas réaliser que sa mère est à ses côtés. Celle ci s’est tue et ne fera plus un bruit pendant toute la durée du vol. Lui parlera avec son voisin breton en anglais puis en arabe avec quelques tentatives françaises. Que c’est bon d’être parmi les clandestins, les cons sans pays. Le Caire depuis une semaine. Aujourd’hui j’ai re-filmé Titi après ce qui m’a semblé une éternité. Entre nous c’est comme à vélo. Des années de distance et on retrouverait nos marques, nos mots et ces heures qui passent. Il écrit ses mémoires depuis quelques mois et retrouve la petite histoire. Il me lit des passages entiers de ses quelques 200 pages, déjà. Il n’est qu’en 1952. Encore 60 ans à coucher sur papier. Il me raconte les rendez vous clandestins du mouvement PCF, les premiers émois, ces femmes qu’il aima, celles qu’il regrette de na pas avoir aimé. « Tu sais c’est toi qui m’a fait comprendre. Si j’écris et je témoigne, c’est grâce à toi. C’est la vérité, c’est tout. » Il me dit souvent qu’il ne le finira peut être pas. Alors je lui réponds que moi je ne survivrai pas 60 ans. Avec autorité « Ne dis pas ça Yasmina. » Aujourd’hui nous devons trier les négatifs noirs et blancs pour le film. J’ai besoin de ses photos, celles du Caire des années 40 à 60, celle de la prison où il s’est réveillé pendant 11 ans. Ses camarades, sa vie. La boîte en métal date du mariage de la reine d’Angleterre et contenait des biscuits il y a quelques 40 années. Titi garde tout ou presque. On dirait qu’il veut retenir le temps, lui qui a vécu une vie si longue, si pleine. « Je regrette. J’ai jamais dragué une femme. J’étais trop sérieux. Le parti, les camarades, la famille. Un con. » Ca tient à quoi une vie ? J’ai besoin de caisses, beaucoup. Comme souvent je compte sur le magasin en bas de chez moi. Il y a un boss de jour et un de nuit. Je préfère le premier, depuis le début. Son visage rond, son regard direct malgré sa religiosité. Il a été l’un des piliers de mon voisinage. Toujours à m’aider et s’enquérir de mes parents qu’il a rencontré il y a déjà un an. Il a toujours une flopée de gosses qui bossent pour lui. Je ne l’ai jamais vu leur crier dessus ou leur manquer de respect comme c’est souvent le cas. L’un d’entre eux, il doit avoir une dizaine d’années. A chaque fois qu’il me voie, j’entends un « Miss Yasmine » si doux, si impulsif. Si je pouvais je l’adopterai. Je peux l’écrire, à défaut de le dire. Il me dévore des yeux avec curiosité, timidement. Miss Yasmine. Il se dévoue toujours pour m’apporter les quelques cartons du jour avec lesquels je ferai l’entièreté du déménagement. Et puis, Abu ali, Ismail et les autres je prendrai leur portrait. J 17 L. E. Elles sont là, toutes dans une sorte de marche indolente et quelque peu molle. Un souffle de chaud vaporeux qui s’engouffre et prend à la gorge celle qui entre. Entre nausée et réconfort, envie de se lotir entre ces corps épais et moites. Le contact est inévitable. Le train freine brutalement. Elles se tiennent l’une à l’autre et se rattrapent quand elles peuvent. Le sens des secousses pousse et resserre l’une et l’autre dans un concert de chair et d’air chaud. Le métro au Caire, un calvaire? Je dois avouer, avec les années, j'ai fini par prendre plus le taxi. Un jour, ils ont « déplacé » les wagons pour femmes. Juin 2008. Un accident entre deux métros, fait se renverser l'un deux. Par chance, aucun mort, quelques blessés mineurs. Deux jours après, déclaration ministérielle, les wagons des femmes seront déplacés pour ne pas « troubler le chauffeur ». Je cite, sic. Les wagons femmes étaient jusque là situés au début du train, au nombre de trois-quatre derrière le chauffeur. Nous le chauffeur, on s'en fichait pas mal. On pouvait arriver sur le quai et automatiquement avoir notre espace. Un petit coin au féminin. Après « l'accident », il a fallu courir, développer une technique très particulière qui consiste à se précipiter vers le milieu et guetter hagardes les wagons où de grands autocollants, style WC, nous indiquaient « nos quartiers ». Prises entre deux. Fini notre espace, énième apartheid, énième affront. A partir de là, j'ai de moins en moins pris le métro. Je ne pouvais plus. Ca finit par attaquer un peu ces choses là, l''empathie ne vient pas avec une posologie. On en a ou pas. Après faut doser et ce que j'ai fini par réaliser, choisir ses combats. Alors je prends le taxi, parfois si le coeur m'en dit je pars dans une grande discussion, le plus souvent je m'enfonce dans le siège et regarde amoureuse, les rues de mon pays de coeur. J'aime encore le métro et il me le rend bien. Pour certains trajets le métro s'impose au Caire. Aller à Maadi, à quelques 30 km du centre, par exemple. J'adore regarder, je les souligne du regard, toutes ces femmes, souvent plaquées les une contre les autres. A la descente je me tiens prête. L’arrêt est désormais à portée de main. Chaque corps pour soi. Ce sont les transitions de transport qui sont rudes au Caire, pas les trajets. Encore que. L’arrêt, c’est mon petit moment de délectation. Mon horizon devient « Elles ». Je les dépasse généreusement de plusieurs têtes, géante. La marche est lancée. Concert de couleurs, de formes, de tissus. Les vapeurs s’engouffrent dans leurs voiles légers et composent le temps d’un instant, les notes d’une sonate moqueuse et désespérante de beauté. Chaque fois, j’en ai le souffle coupé. Mais ce moment se termine, Il faut descendre ou monter un escalier et entre temps elles se sont toutes éparpillées. Mon tapis volant s’est défait, je dois atterrir. Envolée, cette petite poignée de secondes, de chaleur en couleur. C'est la sortie de métro. Tout est chamboulé. Je n’ai plus de contact avec elles. Elles marchent d’un pas assuré sans se retourner. Traîtresses enchaînées, je redeviens le corps de leur déchéance, le corps impur et obscène. C’est à peine si elles me gratifient d’un regard. La rue c’est les hommes. Leur territoire, leur pissoir, leur expérience interdite. Ils sont les geôliers et nous, bêtes obscènes, sommes leurs prisonnières. Qu’importe , il y a ce lien avec elles, il y ce rythme saoulant des trois wagons où nous les femmes, le temps d'un instant ou d'un voyage, nous sommes libres. Il n’est pas encore 21 heures ce soir de semaine où je sors marcher dans les rues de Maadi. Il fait nuit, l’air vient juste de se rafraîchir, et je me saoule du vent chaud qui soulève la pellicule de sable des rues d’une douce caresse. Je marche en cadence avec la musique de mon Ipod qui s’engouffre dans mon corps. Je n’ai pas marché deux mètres lorsque je sens très clairement que je suis suivie. Une voiture qui ne cache d’ailleurs pas son dessein. Trois jeunes me sifflent si fort que je me surprends à avoir honte. Mes nerfs sont à vifs. J’ai appris depuis à choisir mes combats. Pour le moment toutes ces atteintes sont autant de violences que je n’ai de cesse d’abattre, de mettre à mort. Je me retourne, en même temps que je fais signe à la voiture de circuler d’un geste vif, je m’adresse aux jeunes. Est ce que je vous ai parlé moi ? Alors pourquoi me parlez-vous ? 18 « Mais on ne te parle pas, on te siffle » me souffle l’un d’entre eux, le regard goguenard. Et de reprendre son souffle dès que j’ai le dos tourné tandis que l’autre continue de me suivre toujours plus assuré. Je suis l’objet qui supplie qu’on l’utilise, qu’on lui donne le sens de sa vacuité douloureusement jouissive. Dans une autre vie j’aurais tué pour moins que ça. Je me voyais en train de soulever leur corps d’une seule main, de les étrangler avec la facilité d’une seule pression de l’index sur une fourmi aventureuse. Mais les fourmis n’ont pas de mémoire. Alors j’ai cessé mes meurtres pensifs et je me suis attelée à la construction d’une indolence consciente. Mon regard s’est fait vague, mon horizon irréel. Pourtant depuis, je ne sors plus « seule » quand il fait nuit. Même la musique n’y fait rien, m’exposer à cette rengaine me fait subir une telle violence que je mets des heures à calmer ma haine et apaiser mes sens. Je suis prisonnière. D’un seul coup je suis devenue moi aussi prisonnière. De l’autre, l’inconnu, l’anonyme. Cette masse informe et lascive qui se délecte de la frustration et du même coup la nourrit. L’autre c’est toujours potentiellement le juge, le meilleur, le bon qui lui sait et réprouve le baiser en public, la chaleur, le sourire entre hommes et femmes. J’ai découvert avec un effarement douloureux que mon Egypte, celle que j’imaginais si forte, si indomptable, était tombée, elle aussi en disgrâce. Au royaume des pharaons on doit cacher la beauté qu’hypocritement on continue de vénérer. Il n’y a pas pire amour que celui de l’iconoclaste blessé J’ai souvent cette phrase qui revient lorsque à chaque occasion un œil vitreux lorgne mon improbable décolleté. « Cache ce sein que je ne saurais voir ». J’obsède, je voudrais mes seins énormes. Je claquerai à coup de mamelle tous ces yeux indiscrets et voraces. Une mamelle à chaque main, je me veux ogresse. Lilith au corps. C. A. I. Il est entré dans ma vie subrepticement. En une journée à Alexandrie j'ai senti une force m'apaiser de son étreinte en m'invitant à l'abandon. J'ai senti un désir encore inconnu et inassouvi monter en moi. Pour la première fois, je n'ai pas eu peur de m'y livrer. Les quelques mois que j'ai passé ensuite sur un nuage de braise ont, je le sais aujourd'hui, permis à la femme en moi de prendre son essor. En me révélant ce désir, I. m'a aussi aidé à ne plus m'en méfier. Il y a eu un avant et un après I. La durée de cette rencontre, son sens ou même sa nature importent peu. Ce jour là et ceux qui ont suivi, j'ai fait la paix avec les hommes et avec moi même. I. était très instable, totalement imprévisible et très intense. J'avais le sentiment chaque fois que je le voyais d'être entourée d'une forme de halo, dans une sorte de transe. Je ne me posais pas de questions, je faisais exactement ce qui me passait par le corps. Arriver chez lui et me mettre nue devant lui, jamais je n'avais ressenti une telle osmose entre mes désirs et leur exécution. Peut être parce que je ne voyais pas d'avenir avec lui, peut être aussi parce que mon coeur était pris, laminé et en mille morceaux, mais pris. I. C'était mon corps et mes tripes, point. La pénétration avait soudainement pris un autre sens, une autre profondeur si je puis dire. Il n'y avait plus de corps étranger, plus cette violence particulière qu'elle peut induire. Tout était comme la continuation d'un geste invisible. L'harmonieuse intensité de nos étreintes me laissait, comme après des heures de méditation, en paix. I est sorti de ma vie comme il était entré... subrepticement, intensément. Deux ans plus tard, je sors de mon bureau d’alors à Zamalek et tombe nez à nez avec lui. Nous marquons une sorte d’arrêt sur image qui m’a semblée très longue. Puis instinctivement, nous nous prenons dans les bras. R. E. M. Mmmmmh, M. « Ce serait facile de t'aimer ». C'est une phrase que je n'ai pas pu oublier. Car elle avait une sorte de vérité terrifiante? Oui, en Egypte quand on est jeune et pas marié, même d'un milieu plutôt aisé, on n'a pas beaucoup d'opportunités de vivre une relation « libre ». Faire l'amour, se parler vraiment, rester la nuit ensemble, fumer des joints, défier les mœurs par petites incartades... Avec moi M. pouvait. Oui, m'aimer était « facile ». C'était choisir ce qu'il pouvait « avoir ». J'étais si fragile quand je l'ai vu apparaître chez cet ami commun. Je jouais la carte de la femme forte mais je ne savais plus ni ce que ma vie était, ni si je tenais même à le savoir. Divorcer de mon grand amour m'avait mise en pièces. Mon coeur était littéralement brisé. La douleur était, chose étrange 19 après plus d'un an de séparation, plus forte que jamais. Je ne savais plus quoi faire pour qu'elle me laisse. Je sais aujourd'hui que c'était à moi de la laisser partir, c'était tout ce qui me restait de lui. J'ai simplement eu envie un jour d'écrire une nouvelle page, l'idée de continuer a pris sens l'air de rien. J'ai vécu ce voyage avec M. Sa jeunesse, la douceur de ses caresses, son regard coquin, il m'a tout de suite fait du bien. Et puis du mal. C’est comme ça l’amour, non ? O. N. A. M. O. U. R. 20

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